Trois ? Vingt ? Cent quatre-vingt ? Je ne compte plus les jours. Je sais que ça fait un moment que je traîne sur l’île, les jours passent les uns après les autres et se ressemblent tous. Alors à quoi bon compter ? Assise sur la plage, les jambes repliées sur moi, le menton sur les genoux, j’observe cette immense masse bleue qu’est l’océan. Je me demande si quelqu’un va venir nous chercher un jour ou si je vais devoir rester sur l’île pour le restant de mes jours et vivre avec toutes ces personnes qui m’entourent. Je lève la tête pour les analyser une à une, même déboussolées, elles ont toutes l’air de s’en sortir mieux que moi. Elles trouvent de la nourriture, font du feu et essaient d’aider les autres. Moi, je reste sur la plage, assise, les yeux dans le vide, à ne rien faire. Je secoue la tête. Non, je ne peux pas. Mes yeux se tournent vers l’océan. J’ai envie de m’enfuir, de partir loin. J’ai envie d’être un oiseau et de m’envoler peu importe où mes ailes me mèneront. J’ai envie de retrouver des visages familiers. Enfin, au point où j’en suis, je ne reconnaîtrais sans doute pas ma propre famille. Si seulement j’en possède une.

Je ne sais pas ce que je vais faire. Je ne sais pas ce que je vais devenir. Je ne sais rien. Rien sur le futur. Et encore moins sur le passé. Perdue est le mot qui me qualifie le mieux, dans tous les domaines. Mon regard se perd dans le paysage. Je ne distingue plus le sable doré, ni l’océan d’un bleu azur sur lequel les nuages se reflètent, ni rien d’autre. Je ne vois pas, mon esprit est ailleurs. Mon esprit vagabonde toujours, toujours à la recherche de réponses que je n’ai pas et n’aurai certainement jamais. Je me cherche. Un peu comme tout le monde ici. Je ne le montre pas autant que d’autres personnes, mais moi aussi, je voudrais savoir d’où je viens et ce que je fous sur une île comme celle-ci. Certains amnésiques parlent de flash qu’ils ont eu et pensent qu’ils ont un rapport avec leur ancienne vie. Je dois avouer que j’en suis un peu jalouse, je n’ai pas encore eu, mais j’aimerai bien. Je ne demande pas la lune, je veux juste savoir qui je suis, savoir d’où je viens, avoir un passé pour pouvoir penser au futur parce que pour le moment, mon présent ne se résume qu’en un mot : rien.

Je ferme les yeux. Le noir. Je ne pense plus. Je laisse ma respiration se calquer sur le rythme des vagues. Douces et calmes. Je sais que je réfléchis trop. Ou peut-être pas assez, en vérité. Je ne sais pas. « Je ne sais pas », j’ai l’impression de dire cette phrase tellement souvent ces derniers temps. J’entends un oiseau qui pousse un petit cri au loin. Libre, cet oiseau est totalement libre d’aller où bon lui semble. Quand j’ouvre les yeux, il me faut un petit moment pour m’habituer à la lumière du jour. Je décide que j’ai assez réfléchi pour la journée et qu’une petite exploration de l’île ne me fera pas de mal. Ca me permettra de m’évader un peu et de sortir de cette bulle de mélancolie. J’aurai peut-être dû informer quelqu’un de mon expédition, mais ils sont tous occupés. Ils ne remarqueront même pas mon absence.

Je me dirige vers la forêt. Peu importe l’heure de la journée, cette forêt semble toujours peu accueillante et lugubre. Je m’y enfonce tout de même. Un peu de courage, Alex ! Tu n’es pas une poupée Barbie, tu survivras. Je ne regarde pas vraiment où je vais, j’essaie juste de ne pas trébucher sur une branche ou de ne pas tomber dans un ravin. La forêt est bien plus feuillue que je ne l’aurai cru, je n’arrête pas de me prendre des branches dans la figure. Je dois ressembler à une aventurière qui ne s’est pas douchée depuis une décennie. Enfin, c’est peut-être le cas … Depuis combien de temps étais-je suis l’île déjà ?

Je remarque que le terrain se fait plus plat et que l'on distingue un petit sentier. On peut même apercevoir une sorte de barrière. Endommagée, certes, mais on reconnaît encore ce que c’est. Je n’hésite qu’une demi-seconde avant de franchir cette barrière de fer rouillé. Je découvre des pierres tombales en ruine, c’est un ancien cimetière. Je m’avance dans la rangée de tombes alignées. Je m’accroupis devant l'une d'elles pour essayer d'en lire la description, mais tout ce que je sais déchiffrer c’est une sorte de S ou du moins ce qu’il en reste. Je me redresse. Cet endroit est tellement calme, tellement loin de l’agitation de la plage, tellement loin de toute forme de vie, mais j’ai pourtant l’impression que je ne suis pas seule. « Alors, vous aussi vous êtes intéressée par les morts ? »

Une voix inconnue. Mes yeux s'agrandissent sous la surprise. C’est un jeune homme. Il a un accent anglais, comme moi. Je me retourne vers mon interlocuteur. Un grand blond se tient devant moi. Je ne l’ai jamais vu auparavant ou peut-être que je n’ai pas fait attention aux personnes qui m’entourent ces derniers jours. Je remonte mon pull sur mes frêles épaules. « Je pense que les morts sont attirés par moi. Après tout, ils m’ont emmenée jusqu’ici. » Ma phrase n’a aucun sens. Et alors ? Mon existence sur cette île n’a aucun sens et est-ce que j'en pose des questions pour autant ? Je regarde ce jeune garçon dans les yeux. Je scrute le fin fond de ses perles bleues dans l’espoir de trouver une once de malveillance qui m’indiquerait si je dois m’inquiéter ou non du nombre de jours qu’il me reste à vivre. Je ne détecte rien de dangereux. Je baisse les yeux vers la tombe que je viens d’examiner. « Alexia. », dis-je, répondant d’avance à sa prochaine question.

« Salut ... Moi c'est William. Mais tu peux m’appeler Will si tu veux. » William. C’est donc comme ça qu’il s’appelle. Son prénom ne me dit rien et le fait qu’il ne me reconnaisse pas prouve que l’on ne s’est jamais croisé. Enfin, pas dans cette nouvelle vie en tout cas. Je continue mon exploration du cimetière en contournant William comme s’il n’était qu’une colonne de pierres. Je ne lui lance pas de regard, sa présence me rend un peu mal à l’aise. Ou c’est peut-être juste le fait que je ne le connaisse pas. Je continue mon avancée dans la rangée de pierres tombales. Elles se ressemblent toutes. Vieilles, tombées, usées, détruites. Et pour celles qui sont encore entières, on ne peut plus du tout lire les inscriptions. Je me demande qui sont toutes ces personnes enterrées ici. Une famille ? Les anciens habitants de l’île ? Je me rends compte que cette île est bien plus mystérieuse qu’elle n’y parait. Elle doit même renfermer une tonne de trésors. Enfin, rien de matériel comme de l’or ou des bijoux, mais des trésors du cœur. Le genre de trésor qui marque une existence. J’ai soudainement envie d’explorer toute l’île et de trouver toutes les richesses que cette terre dissimule.

« Tu as dit que les morts t’ont emmenés ici, qu'est-ce que tu veux dire par là ? » Je me retourne pour faire face à William, il m’adresse un sourire mal assuré. Je suis bien arrivée dans ce cimetière d’une manière ou d’une autre. Durant mon périple à travers la forêt, j’aurais pu tomber dans un ravin, j’aurai pu tourner à gauche à la place de continuer tout droit, j’aurai pu rencontrer quelqu’un d’autre en cours de route ou encore, j’aurai pu ne pas apercevoir ce vieux portail rouillé qui marquait l’entrée de ce fameux cimetière. Je pourrai également dire tout ça au blondinet qui se trouve en face de moi, mais je préfère simplement lui dire que « Je ne crois pas vraiment au hasard. » en souriant. William n’a pas l’air d’un gars méchant, peut-être juste un peu perdu, comme nous tous.

Je change d’allée pour me retrouver dans celle juste en face de celle où se trouve William. Le cimetière n’est pas très grand, mais il doit bien contenir une trentaine de corps d’âmes errantes. Je regarde chaque tombeau un à un dans l’espoir d’y trouver un indice sur les personnes qui reposent ici, mais les gravures sont trop anciennes pour savoir lire ce qu’il est inscrit. Pas que ça m’intéresse particulièrement, c’est juste un peu de curiosité. Quand j’arrive au niveau du jeune homme, je me redresse et détache mon regard des tombes pour laisser mes yeux bleus se poser sur lui. « Et donc toi, t’es intéressé par les morts ? Plutôt morbide comme lubie. » Je m’apprête à lui sourire quand un bruit assourdissant attire mon attention. Je me retourne soudainement, ça provient de la forêt. Une troupe d’oiseaux sort en poussant des cris. Effrayée, je recule d’un pas et manque de tomber sur une des pierres tombales. Le bruit était tel qu’on aurait dit qu’un arbre s’était effondré au milieu de la végétation. On aurait dit qu’une météorite s’était abattue sur la petite île où nous nous trouvions. On aurait dit que c’était la fin du monde. Ou bien, c’était juste la surprise et la peur du bruit qui me fait délirer. Ca ne peut pas être ça de toute façon, ça aurait fait bien plus de dégâts au alentour. Hésitante, je tourne la tête vers le blondinet. « C’était quoi ça ? »